...le soin porté aux textures et aux couleurs sonores, qui focalisent l'attention sur I'instant plus que sur leur direction, comme si le mouvement - les figures agitées, les traits virtuoses - n'etaient que la partie immergée d'une structure plus profonde.
Dans l'ensemble de la production de Michael Jarrell, Cassandre représente l'aboutissement et la synthèse d'une première période créatrice particulierement féconde, et le choix même du texte de Christa Wolf apparaît comme « dicté » par les préoccupations musicales et expressives du compositeur. Le personnage de la prophétesse troyenne, réinterprété par la romanciere allemande, est déchiré entre les images du passé et la prescience de la catastrophe. Christa Wolf, et Michael Jarrell avec elle, ne nous plonge pas dans le drame qui se noue au moment de la Guerre de Troie : le discours de Cassandre est tout entier remémoration. Lorsque l'œuvre commence, le pire a déjà eu lieu. Le ton de la déploration, comme celui de la révolte, n'est pas articulé à l'utopie d'une transformation ou à la tentative d'une percée ; il est baigné par la lumière du couchant.
Dans cet espace infime adossé au néant, et dans l'éclair de la conscience qui précède la mort, le temps se creuse et se referme, il se met en boucle : le passé devient présent à travers l'intensité des sensations. Les différents moments du drame ne sont pas reconstruits en suivant l'enchaînement des causes et des effets, selon un principe réaliste ; ils se suivent sans transition, s'aimantent, résonnent les uns par rapport aux autres à l'intérieur du flux de conscience qui en dévoile l'essence. Le monologue intérieur est une tentative de clarification ; c'est aussi un constat d'échec. Une forme de lucidité et de mélancolie. L'œuvre, selon les mots du compositeur, est une « longue coda ».
Cet amour pour l'artisanat compositionnel chez Jarrell, on le retrouve dans sa façon d'utiliser les instruments. Il va de pair avec son souci d'écrire non seulement pour des interprêtes particuliers, mais aussi avec eux, dans un véritable travail de collaboration. Une telle approche est inséparable de ses revendications expressives, celles d'une subjectivité qui aurait reconquis sa propre spontanéité, celle d'une musique plus immédiate, plus transparente, à la fois charnelle et sensible.
Pour tous ceux qui ont eu la chance d'y assister, le concert donné en juin 2004 dans le cadre du festival Agora de l'Ircam restera gravé comme un instant de grâce inoubliable, moment de cristallisation intense où, l'espace d'une soirée, l'évidence et l'émotion nous saisirent sans relâche. Ce disque retrace cet instant singulier au cours duquel musiciens et auditoire se sont abandonnés sans réserve aux exigences de l'écriture jarrellienne, une musique aussi souveraine qu'ensorcelante.
« Y a-t-il un lien entre la phrase de Léonard de Vinci : « Pense bien à la fin, regarde d'abord la fin » et l'ordre des œuvres de cet album ? Quoi qu'il en soit, Michael Jarrell est un compositeur au parcours étincelant et cet album est tout aussi lumineux. L'éclat sombre de ces orchestrations met en perspective le non-être à la lueur d'un équilibre insaisissable : « Regarde la lumière et considère sa beauté. Cligne l'œil et regarde-là ; ce que tu vois n'était pas d'abord et ce qui en était n'est plus. Qui est celui qui la refait si celui qui l'a faite meurt continuellement ? ».
Il y a, dans la musique de Jarrell, du mystère et de l'élégance. Le mystère du feu sous la glace, de la passion sous une tranquillité apparente, l'élégance dans la forme, dans les choix acoustiques et les développements. Un mystère et une élégance qui président à un univers très personnel que les cinq pièces de cet enregistrement illustrent de manière à la fois riche, contrastée et remarquablement homogène. Autour du pivot voix-clarinette propre à l'ensemble Accroche Note et ses fondateurs Françoise Kubler et Armand Angster, se découvrent en effet les qualités essentielles d'un parcours principalement élaboré autour de la pratique exigeante et délicate de la musique de chambre.
Il se dégage de la musique de Michael Jarrell une poésie, un frémissement de vie, une aura de mystère et surtout le sentiment d'une cohérence qui la rendent immédiatement accessible. Point d'extravagance, d'exercices de style, mais la maîtrise des nuances infimes, la recherche d'une perfection subtile où tout reste lisible. La virtuosité elle-même n'apparaît jamais gratuite, mais reste d'une netteté clairvoyante. Et c'est de cette pureté de l'écriture que jaillit l'émotion.
Ecrire, c'est toujours réécrire. Il le dit lui-même - « la composition ressemble à un systeme arborescent » -, et c'est ce qu'il fait, quand il (ré)écrit. Et c'est ce que je ferai ici en écrivant sur, à côté de, face à, en marge de ses graphies. De sa biographie, de ses œuvres, de leur enregistrement qui est encore une réécriture, à laquelle il aura lui-même pris part.
Et s'il n'est donc pas le seul à réécrire, si d'autres écrivent après ou d'après lui - les interprètes le font, magnifiquement -, il n'a jamais non plus été seul à écrire. La machine d'écriture, comme la machine à écrire, implique deux mains. Deux, car « pendant qu'une main écrit [...], une autre main retire » : c'est ce que dit Freud dans la Note sur le bloc magique, et Jarrell lui-même ne dit-il pas qu'il conçoit son travail d'écriture « comme une sorte d'auto-analyse » ?
Il n'écrit donc pas seul. Je le sais pour avoir vu ses esquisses, ses notes prises sur des « cartes postales » qu'il s'adresse à lui-même. De lui à lui, ils sont au moins deux. Parfois trois : on le sait depuis Trei II, ou il y a trois langues, trois langues qu'il renonce à traduire autrement qu'en chiffres destinés au rythme, qui sont autant « d'influences extérieures ». L'une pour l'autre.
Avant Trei II, il y avait Trei. C'est le principe de la numération, la loi des nombres en séries. Mais Trei existe pas, du moins n'a-t-elle pas d'existence publique (celle du catalogue, de l'édition, du disque, du concert). Trei est resté à l'état d'avant-texte. D'avant Trei Il. Et ainsi de suite. Toujours ces chiffres romains (il y a maintenant huit Assonances) qui renvoient à des traces chaque fois plus anciennes dans son œuvre. Parfois visibles, parfois enfouies, mais toujours comme s'il y avait déjà un avant, comme si l'on ne pouvait atteindre la source. Pas de point-origine. C'est d'ailleurs ce qu'il dit : « Je ne désire pas construire chaque pièce à partir d'un point zéro ». Et c'est pour cela qu'il se dit fasciné par Giacometti, et par d'autres qui « travaillent sans cesse la même idée ». Comme eux, il revendique : « Je considere la série des Assonances, ce que j'appelle mes cahiers d'esquisses, comme un droit : celui de me concentrer sur une idée et de m'y sentir libre ».
La musique est pour moi une interaction entre deux éléments : le matériel acoustique et l'idée spirituelle. Elle est à la fois un moyen d'expression et un artisanat nécessitant un travail quotidien. Le matériel acoustique impose une préparation, un ordonnancement, ainsi que des choix pour être porteur de l'idée spirituelle. Alors que, dans la musique classique, la majeure partie du matériel acoustique s'intégrait à une conscience générale, ce qui en facilitait l'approche, son élargissement au vingtième siecle, ainsi que l'absence d'un système accepté par tous, pose des problèmes de perception. La musique étant par ailleurs un art non signifiant, ses structures linguistiques jouent un rôle très important.
Lorsque je compose, je suis systématiquement confronté à des choix qui affectent la succession immédiate des événements ou le décours de la forme : une fois un chemin choisi, on ne peut revenir en arrière. En ce sens, la composition ressemble à un systeme arborescent : un motif, une « Gestalt » peuvent se développer de différentes façons. Certains éléments d'une oeuvre peuvent servir de germe à une autre oeuvre. C'est ainsi que des liens profonds existent entre les pieces enregistrées ici. [...]
Le projet compositionnel des œuvres de ce disque illustre et articule ce que Michael Jarrell écrivait il y a peu : « La musique est pour moi une interaction entre deux éléments : le matériel acoustique et l'idée spirituelle. Elle est à la fois un moyen d'expression et un artisanat nécessitant un travail quotidien. Le matériel acoustique impose une préparation, un ordonnancement ainsi que des choix pour être porteur de l'idée spirituelle. »
Quasars Ensemble, Ivan Buffa (direction)
Hevhetia | 2011 | HV 0045-2-331
Emmanuel Pahud (flûte), Orchestre Philharmonique de Radio France,
Pascal Rophé (direction)
EMI | 2008 | 5012262
Orchestre National de Lyon, Jun Märkl (direction)
Naxos | 2008 | 8.570993
Hans-Peter Jahn (violoncelle), Junges Philharmonisches Orchester Stuttgart,
Manfred Schreier (direction)
SWR Stuttgart | 2007 | 50KPS07
Les Percussions de Strasbourg
Accord - MFA | 2002 | 4720862
Pierre Strauch (violoncelle), Ensemble intercontemporain, Peter Eötvös (direction)
CDMC - MFA | 2001 | 216038
Michael Stirling (violoncelle), Ensemble Modern, Peter Eötvös (direction)
ORF Steirischer Herbst | 1990 | 90ORF08
Ernesto Molinari (clarinette basse), Ensemble Klangforum Wien,
Mark Foster (direction)
Salabert Trajectoire - MFA | 1990 | SCD9002